Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures
S’attaquer à une œuvre aussi étrange et radicale n’est jamais
chose aisée. Mais devant la grandeur de ce film, force est de s’imposer et de
tenter l’aventure. Dernier long métrage de l’intriguant thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, auquel on doit déjà le controversé Tropical Malady (Prix du Jury au Festival de Cannes en 2004), cet Oncle Boonmee a donc obtenu, à la
surprise quasi-générale, la Palme d’Or 2010 du Festival. Et a par la même déclenché
une nouvelle controverse, notamment lors de la diffusion du film le lendemain de la remise des prix, où le
public déçu – et particulièrement irrespectueux – hua le film, qui fut remplacé
par Des Hommes et des Dieux, de
Xavier Beauvois.
Ceci étant dit, intéressons-nous à ce film. Premier fait
notable : le scénario. Certains le diront inexistant, ce qui serait trahir
le film. En réalité, Oncle Boonmee
est un film très sensible, à l’écriture subtile ; on pourrait dire qu’un
bruissement de feuilles dans les branches y prend une importance capitale, par
moments. L’histoire est celle du vieux Boonmee, qui souffre d’une maladie
rénale le condamnant. Conscient du peu de temps qu’il lui reste à vivre, il se
prépare calmement à mourir, accompagné des fantômes de ses proches disparus, et
notamment celui, mystérieux, de son fils disparu quelques années auparavant et
réincarné depuis en créature simiesque ténébreuse.
Le voyage proposé par Oncle
Boonmee mêle donc quotidien traditionnel thaïlandais et dimension fantastique,
irrationnelle. Mais c’est en utilisant avec un sens inné du mystique, du
chamanisme, que le réalisateur invoque pour cette œuvre des créatures du
folklore religieux et culturel de sa patrie. Là-bas, personne ou presque ne
semble s’étonner de ces apparitions, et les hommes vivent dans une sorte
d’harmonie avec les créatures étranges de la forêt. Ce qui propulse le film
dans un univers à la fois contemplatif et onirique, qui, pour peu que l’on y
soit sensible, nous envoute littéralement. A cette image, il suffit de prendre
la première séquence du film, suivant les errances forestières d’un buffle
domestiqué qui s’est libéré de son joug. L’animal, paisible, s’enfonce au petit
matin – ou est-ce le crépuscule ? – dans un épais sous-bois. Séquence
muette, de près de dix minutes, où rien ne nous est donné, mais où tout est
montré. C’est dans la suite du film, quand deux ou trois autres séquences lui
auront fait écho, que l’on pourra se demander si ce buffle était purement
métaphorique ou s’il était un avatar de l’oncle Boonmee ou d’un de ses proches.
En effet, le film recèle deux autres passages-clés, tout
aussi mystérieux et ensorcelants, qui semblent interrompre la fin de vie de
l’oncle sans pour autant avoir de rapport direct avec lui. Ainsi de cette princesse,
portée par ce qui s’apparente à des esclaves, sur un promontoire à baldaquin,
au beau milieu des ténèbres grandissantes de la forêt tropicale. La caméra nous
la montre tantôt de très près, l’accompagnant sur son siège et jouant avec la
pénombre et les scintillements des étoffes dont sont faits les rideaux, tantôt
d’entre les branchages inextricables de la jungle. La scène se clôt dans un
point d’eau où vit une carpe, qui va s’accoupler avec la princesse dans une
scène d’une poésie à couper le souffle où la mythologie éclate.
C’est avec très peu de moyens que le réalisateur fait surgir
ces moments de poésie brute qui font la force et la grandeur du film. La
défunte épouse de Boonmee apparaît à table lentement par un effet de fondu, la
caméra capte des fragments d’images, comme volées, arrachées à la nature, où
l’on distingue des paires d’yeux rougeoyants et des silhouettes noires, velues
et presque inquiétantes. Si la magie fonctionne si bien, c’est également grâce
à une photo très soignée, qui sublime le moindre rai de lumière, et qui offre
un rendu des noirs savoureux. La nouvelle affiche du film en atteste
d’ailleurs (cf photo), et s’il faudrait retenir une scène du film pour illustrer cela, ce
serait le départ de l’oncle pour une grotte enfoncée au cœur de la forêt. Une
fois sur place, les ténèbres investissent l’écran dont elles ne sont chassées
qu’épisodiquement par une lumière crue, celle d’une lampe-torche, qui fait
tantôt apparaître des créatures craintives, blafardes et fuyantes, tantôt
resplendit l’éclat furtif de cristaux de roches, avant de disparaître au petit
jour dans la lumière pleine de vie et de sens d’un nouveau soleil, au beau
milieu d’une ouverture à ciel ouvert de la caverne.
Si Oncle Boonmee
propose ces quelques voyages initiatiques fortement teintés de lyrisme et de
folklore, il n’est pas exempt non plus d’un arrière-plan politique et d’une
vision critique de la société thaïlandaise. Ainsi, si l’oncle va mourir, il est
persuadé que c’est pour expier des atrocités commises dans le passé lors de
guerres, tandis que la femme qui l’accompagne pense plutôt que ce sont les
pesticides épandus sur les plantations qui seraient à l’origine de la
dégradation de sa santé. La toute-fin du film, après la disparition de l’oncle,
est également riche en interrogations. Le jeune homme qui vivait chez Boonmee
est devenu moine après l’aventure forestière, mais il semble rempli de doutes,
présents presque à fleur de peau lors d’une très pudique scène de douche. Plus
inexplicables, le film s’agrémente également de quelques excentricités comme la
séquence en roman-photo où l’on voit des chasseurs capturer une des créatures
simiesques dans ce qui semble être un futur proche, ou bien les dernières
images du film, où les personnages se dédoublent sur le lit de leur chambre
miteuse, sans que l’on puisse réellement savoir pourquoi. Ce sont d’ailleurs là
les rares défauts d’une œuvre singulière et puissante, qui laisse pourtant un
léger goût d’inachevé, de trop peu, malgré l’aspect contemplatif qui peut
paraître rebutant pour certains.
En somme, Oncle Boonmee
est un film rare, précieux et singulier, une grande œuvre métaphysique et
reposante comme on en voit peu, mais qui risque d’avoir du mal à séduire le
public malgré sa Palme d’Or, amplement méritée même si quelque peu surprenante.
Note : 3.5/4