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Screen Shape
2 août 2010

Dracula

Je voulais enchaîner sur Toy Story 3, mais le film que j'ai vu hier soir a tout bousculé. Quelques temps qu'on repoussait le visionnage de ce film que je savais réputé, maintenant c'est chose faite, et devant le caractère démesuré de l'œuvre je ne peux que me dépêcher de faire un article dessus.

Quelques informations préliminaires importantes : le film s'appelle en anglais Bram Stocker's Dracula, ce qui signifie deux choses. La première que c'est une œuvre tirée d'un roman, ô combien célèbre; la seconde, que cela fait du Dracula de Francis Ford Coppola une œuvre concurrente presque, ou du moins comparable à l'inénarrable Nosferatu de Murnau. Ceci étant fait, passons aux choses sérieuses.

Ce film est tout bonnement - osons l'affirmer dès le début - un chef d'œuvre du genre. Il a la grandeur, la folie, la démesure de ces œuvres qui nous marquent à vie, qui nous hantent et ne cessent de nous accompagner après que nous les avons vues. Dès les premières images ça se sent. Le réalisateur ose tout, se donne à fond dans le film et investit totalement le roman de Stocker. Il se permet ainsi de visiter un mythe, celui du vampire, et de la transfigurer en se permettant des audaces inouïes à pratiquement chaque plan du film.

La séquence d'ouverture est à l'image du film et annonce ce qui va suivre. Une élégante voix off raconte les événements qui, en 1492, amenèrent le respectable et pieux comte Dracul à renier Dieu et à choisir Satan. Les principaux enjeux du film sont tous contenus dans ce prologue époustouflant, aux couleurs flamboyantes, à la musique entêtante et angoissante, et aux effets visuels baroques. Costumes riches et bariolés, violence esthétisée (l'invasion musulmane représentée par l'ombre d'un croissant s'étendant sur la carte, la bataille en ombres chinoises), interprétation presque ampoulée de Gary Oldman... Le film dévoile son angle d'attaque du mythe : l'ombre qui détruit la lumière. Déjà les ombres dansent et s'insinuent, déjà le temps se détraque, les éclairs fusent, le feu s'emballe, les brumes s'épaississent.

Je ne raconterai pas le film, ce qui en gâcherait quelque peu la beauté, je peux juste vous dire que le scénario mêle diverses inspirations. Le fil conducteur est donné par le roman de Stocker auquel Coppola greffe la romance double que l'on retrouve dans le film de Murnau, tandis que divers éléments sont empruntés à l'histoire réelle. Le cadre du film est le Londres de la fin de l'époque victorienne, aux débuts du cinématographe, dont on voit quelques projections de Méliès et des Frères Lumière. L'histoire serait donc presque trop classique si elle n'était pas traitée constamment sur le mode de la surenchère et du déchaînement. Car le film épouse complètement une esthétique baroque digne des films de Ken Russel, pour traiter un sujet éminemment gothique (au sens littéraire). Coppola compose savamment des mouvements de caméras tantôt lents et amples (comme à la mort de Lucy), tantôt rapides et saccadés, pour suggérer l'avancée bestiale d'un lycanthrope ou d'un vampire, furetant dans les broussailles.

Les décors très travaillés de ce film quasiment entièrement tourné en studio évoquent avec un certain réalisme fantasmé ce Londres à la fois puant et attirant de la fin du dix-neuvième siècle. Ils sont l'œuvre de Thomas E. Sanders, à qui l'on doit également Braveheart ou Apocalypto de Mel Gibson, deux films également outranciers. C'est donc un déchaînement de bâtiments tortueux, à l'architecture recherchée et gothique, fourmillant d'alcôves, de niches, de vitraux, de serres. Et la manière dont les filme le réalisateur est vertigineuse. Le spectateur perd peu à peu toute notion de haut et de bas, surtout quand on se trouve dans le château de Dracula en Transylvanie. Les murs sont filmés comme des sols, les toits comme des murs, et l'ombre rampe, s'étend, grouille et grogne, devant le visage horrifié du jeune Keanu Reeves.

Un autre point non négligeable et directement lié à son caractère flamboyant et baroque, c'est la sensualité de ce film. En cela il est le parfait anti-Twilight. L'un prône une abstinence douteuse et en parfaite contradiction avec l'état du vampire qui est de se nourrir de sang pour survivre, et donc d'apprécier la chaleur du vivant, des corps. Coppola lui, nous présente un vampire et quelques goules (dont Monica Bellucci) dont l'appétit sexuel va de pair avec la soif insatisfaite. La dualité classique d'Eros et de Thanatos hante l'œuvre à chaque instant, où toute étreinte peut virer en un instant à la morsure. Les ombres, toujours les ombres, et puis les canines qui poussent, les femmes qui ne se contrôlent plus, ces jeunes adolescentes badines qui plaisantent avec l'amour et le sexe et qui s'abandonnent fiévreusement au premier monstre qui passe.

Cette radicalité dans la surenchère, presque systématique pourrait desservir le film, mais c'est sans compter sur sa grande stabilité technique et artistique. Derrière chaque audace, chaque risque pris, on retrouve systématiquement un procédé qui la justifie. La musique de Wojciech Kilar est à cet exemple un écheveau incroyablement solide. Le compositeur de films comme La Neuvième Porte de Roman Polanski ou Portrait de femme de Jane Campion crée ici une partition riche, dense et variée. Un thème récurrent violent et sombre, aussi flamboyant que le film, et qui évoque tout ce que l'on voit : sang, noirceur, flammes, étoffes soyeuses dont les ombres inquiétantes s'étendent peu à peu... Les vents, graves, ajoutent à la noirceur obsédante des cordes. Autre fait remarquable, le même thème est gardé pour les scènes d'amour, sur une variante plus calme qui peut rapidement s'emballer quand sortent les crocs. Quelques autres passages musicaux empruntent à la féérie, que l'on retrouve dans l'hypnose et l'illusion dans lesquelles baignent les personnages féminins.

Les acteurs de ce film sont également irréprochables. Coppola s'est payé un casting luxueux, et il le met à profit. Chaque acteur incarne ainsi plusieurs personnages, ou plusieurs aspects d'un personnage. On retrouve une nouvelle variante de la dualité qui se marie si bien avec le mythe du vampire. Ombre, reflet, et âge. Gary Oldman, impérial en Dracula, se décline donc en comte du Moyen-Age, en vampire vieillissant (maquillages et prothèses remarquables, bel hommage au cinéma de genre des années 20 et 30), en jeune prince dandy (lunettes bleues et haut de forme gris), ou en monstre hideux. Keanu Reeves, d'abord jeune et fringant, finit jeune et décrépit, sa chevelure et son teint arborant un gris sinistre depuis son passage en Transylvanie. Wynona Ryder elle s'illustre dans la pruderie hypocrite dans la première partie de film avant de sombrer dans la romance impie, où elle excelle. Et la palme revient au délirant Anthony Hopkins, parfait en prêtre orthodoxe autant qu'en Van Helsing ébouriffant.

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Gary Oldman, en mode dandy-vampire victorien.


C'est d'ailleurs son personnage qui constitue l'audace superbe de ce film. Alors qu'on pouvait craindre que le récit s'embourbe autour de la décrépitude de Lucy, on appelle à la rescousse ce vieux scientifique qui n'apparaît qu'épisodiquement chez Murnau, qui vient insuffler un vent de folie nouveau sur un film déjà bien barré. Van Helsing apporte avec lui deux éléments essentiels : la chasse au vampire accompagnée de son mysticisme religieux, et l'humour macabre des romans gothiques traditionnels. Des scènes terribles comme les funérailles de Lucy prennent alors une tournure presque parodique, Van Helsing proposant avec roublarderie de "lui couper la tête et de lui enfoncer un pieu dans le cœur" devant une assemblée scandalisée. Et quand il finit par mettre en pratique son vœu, on a droit à une transition très caustique sur un magnifique rôti de je-ne-sais-quoi, fraîchement décapité lui aussi.

En bref, un film à voir d'urgence si tant est que l'on soit amateur du genre et que l'on ait pas peur des procédés un peu "tape-à-l'oeil". Casting impeccable, bel hommage au film de Murnau - les cinéphiles s'amuseront à retrouver les points communs - et thèmes richement explorés, depuis les ombres jusqu'aux yeux. Des séquences spectaculaires et une sensualité débridée. A noter, en plus de la partition somptueuse, une chanson de générique par Annie Lennox, membre du groupe Eurythmics, qui, quoique sympathique, dénote avec le reste. Derniers mots, sur le classement de ce film. J'opte pour la catégorie classique, mais culte ferait aussi bien l'affaire, ce film est l'exemple même du "classique culte", imparable d'un point de vue narratif et technique, très riche d'un point de vue littéraire ou inter-textuel, mais la forme même de certains procédés et le fait que ce soit un film de genre en fait également un objet de culte quelque peu différent des grands classiques habituels.


Note : 4/4

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