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Screen Shape
3 septembre 2011

La grotte des rêves perdus

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Enfant, je rêvais d'être un jour paléontologue. Dur de naître dans les années 90 sans subir plus ou moins fortement la vague "dinosaures" de la génération Jurassic Park. Le premier livre que j'ai vraiment possédé et lu sans aide aucune était d'ailleurs un illustré de la série Imagia sur les dinosaures. J'ai tellement lu, relu, feuilleté, déchiffré ce livre qu'il est usé jusqu'à la corde et que je le connais pour ainsi dire par cœur. Le temps a passé, les rêves se sont tus, envolés, évaporés avec mon ambition scientifique. Je n'avais ni l'envie ni le niveau pour me lancer dans des études aussi pointues et périlleuses, non, je me sentais littéraire, peut-être linguiste. Et les dinosaures, toute la paléozoologie pour ainsi dire s'est retirée de mon âme.

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Jusqu'à ce que... Quelques secousses avaient ébranlé ces vieux souvenirs ces dernières années, et je ne boudais jamais mon plaisir de revoir quelque part des sauriens ou des mammifères du quaternaire, au détour d'un jeu, d'un écran ou d'une image. Je ne cachai pas ma joie lorsque je vis le King Kong de Peter Jackson et son délire préhistorique, je retrouvai une âme d'enfant émerveillé devant les créatures hybrides de l'Avatar de Cameron. Mais tout cela n'était rien, rien en comparaison de ce qui m'attendait en ce mois de septembre.

Imaginez que l'on donne au Caravage, à Georges De La Tour, à Rembrandt ou même, pourquoi pas, à Hopper, une caméra. Imaginez ensuite qu'on emmène pareil attelage dans une grotte secrète, préhistorique, dans un état de conservation sublime. Vous aurez alors une petite idée de ce que Werner Herzog a fait dans son documentaire sur la grotte Chauvet, La grotte des rêves perdus. Jamais la 3D n'aura été aussi belle, aussi cruciale que dans ce film. Si Pina de Wenders y atteignait pourtant des sommets (notamment dans le Sacre du printemps), le film d'Herzog enfonce le clou et confirme que le gadget 3D semble bien plus adapté au documentaire qu'à la fiction, et en tout cas à des auteurs plus qu'à des faiseurs.

Ainsi a-t-on l'impression troublante, l'ivresse merveilleuse d'arpenter les abîmes de la terre, les corridors de calcite de la grotte ardéchoise, et ceci pour de vrai. Dans le mini road-movie qui précède l'immersion, la caméra portée et la 3D donnent un vertige à la fois grisant et désagréable, comme si le spectateur marchait réellement aux côtés de l'équipe. La nature, aveuglante, souvent filmée à contre-jour, nous agresse, nous enivre. Et puis on descend. Monde de silence, où le temps s'est effectivement arrêté. 40 000 ans environ que personne n'était descendu profaner ce lieu superbe. La caresse de la caméra du cinéaste détaille les parois avec amour, avec un regard de poète, de démiurge. Il y a quelque chose de chamanique dans le documentaire d'Herzog, une indicible impression de toucher au plus profond de nos origines, de celles de l'art et de la spiritualité.

Herzog, avec toute la malice qu'on lui connaît, opère des choix parfois inattendus et déroutants, mais qui toujours se révèlent prégnants. Ainsi de ce vieillard loufoque qui fit rire la salle lorsque, à la fin d'un laïus un peu embrouillé sur sa technique spéciale pour dénicher les grottes "au nez", il grommelle et fait une grimace à la caméra, pensant que ce serait coupé au montage. On estime alors en avoir fini avec l'énergumène, mais on le retrouve immédiatement sous terre, dans la grotte, en train d'humer ses fragrances oubliées, et de dresser un tableau olfactif du lieu. Le film est donc magique, empirique dans tous les sens du terme : la 3D lui donne une réelle texture, un "toucher", tandis que ce vieillard parvient un moment à le rendre odorant. Il ne manque plus que le goût à cette œuvre pour en faire un objet parfaitement tangible.

Outre cette facétie, vous croiserez dans ce documentaire d'auteur rien de moins qu'un "archéologue expérimental", déguisé en homme de Neandertal, des crocodiles albinos ou des Vénus du Jura souabe. En dire plus serait presque criminel.

 

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A gauche, l'archéologue "expérimental", à droite, Werner Herzog.

 

On peut alors se demander si le film a des défauts. Oui, mais ils sont infimes et largement compensés. Tout d'abord, les séquences explicatives, discursives, peuvent sembler indigestes. Mais elles sont pourtant nécessaires à plus d'un titre : d'une part elles font ressortir la beauté mystérieuse des séquences caverneuses, d'autre part elles permettent au néophyte de comprendre un tant soit peu ce qu'il voit, car vous conviendrez que tout le monde ne sait pas forcément ce qu'est une concrétion calcitique ou un Megaceros. Enfin, elles approfondissement la dimension pédagogique et même scientifique du film, notamment dans des séquences aussi réussies que celles de la matérialisation 3D de la grotte par scanner (un enchantement) ou de la visite guidée par la conservatrice de l'endroit, qui analyse les peintures et explique clairement pourquoi on ne peut se rendre à tel endroit de la grotte ou encore comment les archéologues sont parvenus à déterminer la méthode de peinture et à lui donner un sens.

Matrice d'une partie de l'humanité, la grotte Chauvet trouve ainsi un écho rutilant de ce superbe acte de cinéma et d'art, où l'on apprend que nos ancêtres connaissaient la musique pentatonique, où l'on s'extasie en silence devant de minuscules fragments de charbon vieux de 38 000 ans, et où le mélange de musique classique et moderne atteint une belle intensité. En effet, la partition, composée au moins partiellement pour le film par Ernst Reijseger, qui joue aussi du violoncelle, (je jurerais avoir reconnu une suite pour violoncelle de Bach jouée sur un instrument désaccordé, et les cantates qui rythment certaines séquences troglodytes ne me sont pas inconnues non plus), apporte un écho particulièrement pertinent aux images. Non seulement le son et la musique empêchent l'ennui que pourraient provoquer des images muettes de la grotte, mais encore ils constituent un apport sémantique important, par la coloration qu'ils donnent aux images, par les effets de contraste ou d'harmonie qu'ils nous inspirent. Si le violoncelle et la forme cantate dominent la première moitié du film, la fin, quant  à elle, se fait plus moderne, voire ethnique ou expérimentale. Dans la toute dernière séquence dédiée aux peintures, probablement la plus belle du film, car la plus longue, la plus riche et la plus variée, le morceau joué mêle battements de cœur, susurrements d'hommes et de femmes, flûtes et autres instruments qui évoquent des temps reculés, puis tout se fond peu à peu dans la cantate initiale qui reprend le dessus. En un mot, sublime. De cette dernière séquence, et, plus généralement, de toutes celles du film consacrées strictement à l'intérieur de la grotte, ses reliefs, ses ossements et ses peintures, ajoutons qu'Herzog y fait étalage de tout son savoir faire et de sa plus complète originalité. Il alterne ainsi caméra portée, haute résolution et image très granuleuse, joue sans cesse sur les échelles de plan et les éclairages. Il transforme ainsi les conditions austères du tournage (temps limité, parcours restreint) en un formidable acte de cinéma, véritable prouesse technique, fabriquant à l'envi un moyen de filmer un roc interdit grâce à une perche et une mini caméra. Fred Astaire dansait avec son ombre, Herzog retrace alors la danse des hommes préhistoriques sur les murs de Chauvet. Il filme les spéléologues comme des statues mais embrasse les murs et les restes d'animaux comme des êtres vivants, qui scintillent ou qui ondoient sur les surfaces. Plus que jamais le cinéma est un art du mouvement et de la forme, de la dynamique.

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Par extension, la musicalité du film se transmet dans les discours même qui y sont proférés, puisque se mélangent le français avec un accent germanique du narrateur (Volker Schlöndorff dans la version que j'ai vue), l'anglais approximatif de certains scientifiques et les doublages très typés occitan et sud-ouest des différents intervenants locaux. Le tout donnant un certain cachet et complétant joliment la dimension quelque peu humoristique du film - car il y a toujours de l'humour dans les films d'Herzog, si sérieux soient-ils.

Il faudrait encore dire beaucoup sur ce film incroyable, notamment à propos de l'acuité du cinéaste, qui n'hésite pas à avoir recours à des digressions pour mettre en relief son propos et ouvrir des pistes de réflexion. Par moments, je réfléchissais si intensément que je ne suivais plus les explications des intervenants pour littéralement absorber les images avec mes yeux. Par exemple, Herzog cherche à montrer que la perception de la nature et du monde qu'avaient nos ancêtres, ainsi que leur éveil spirituel et artistique, sont peut-être liés à la topographie ardéchoise, au magnifique arc de pierre qui surplombe la belle rivière. Il capte alors quelques vols d'oiseaux, s'autorise des prises de vues aériennes, lyriques, du paysage, rendant sa 3D parfaitement ludique. Il met également en perspective une peinture solitaire de la grotte, montrant un hybride de femme et de bison, avec les sus-citées Vénus souabes. Quant à la dernière piste de réflexion, à priori plus grave mais finalement malicieuse quand on connaît le bonhomme, elle offre au film un beau point de chute, qui n'est pas sans rappeler d'ailleurs la fiction qu'était Bad Lieutenant... et une certaine obsession pour les reptiles.

 

la-grotte-des-reves-perdus-2011-22468-1798028077L'Ardèche et un des intervenants du film, qui vous apprendra à tuer un cheval au javelot.

 

En bref : j'ai pratiquement dit tout ce que j'avais à dire sur ce film, et je ne répèterai probablement jamais assez combien je l'ai aimé. A voir, revoir et rerevoir, en 3D de préférence, pour l'expérience magnifique et unique proposée - songez que c'est bien le seul moyen de "visiter" ce lieu. Un merveilleux film qui parlera aussi bien aux enfants curieux qu'aux adultes passionnés, merveilleusement mis en scène - ah ! ces balayages lumineux, sensuels, qui dévoilent et animent les parois - joliment mis en musique, et où poésie, philosophie et science se marient avec harmonie. On en sort illuminé, reposé, grandi. J'ai peut-être perdu mes rêves de gosse, mais je suis heureux de les avoir aperçus errer dans ce film et dans cette superbe grotte Chauvet.

Note : 4/4

 chauvet3Un des derniers plans de la grotte, qui n'a rien d'anodin.

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Commentaires
J
Dans « La Grotte des rêves perdus », Werner Herzog nous présente quelque unes des 420 figures qui furent découvertes, le 18 décembre 1994, par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel et Christian Hillaire à Chauvet en Ardèche. Interdite au public, pour éviter les déboires de Lascaux, le site recèle le plus ancien ensemble de peintures pariétales (35 000 ans avant notre ère).<br /> <br /> Il émane de ces rhinocéros, lions et bisons, …, figurés sur les parois, une saisissante beauté brute, une force jaillissante. L’utilisation du modelé de la roche et des contours de la pierre leur donne vie. Mais ce qui rend encore plus magistrale ici la représentation de ce bestiaire, c’est l’étonnante fraicheur du trait. Le recours à la technique de l'estompe et les effets de perspectives permettent une grande expressivité et une prodigieuse qualité narrative.<br /> <br /> On pressent tout ce que l’émergence de cet art monumental a dû marquer de tournant dans la représentation du monde que se faisait ces hommes. Il y a probablement là le signe d’une invention majeure dans leur culture.<br /> <br /> Le film s’attarde sur le panneau des Chevaux. Cette fresque, la plus magistrale du site, couvre sur plus de 6 mètres carrés une paroi sur laquelle ont été représentés des aurochs, des rhinocéros estompés et quatre majestueuses têtes de chevaux.<br /> <br /> Le film nous guide dans cette traversée dans le temps à l’aide de nombreuses interviews de scientifiques qui balisent de leurs commentaires utiles la visite. Mais Werner Herzog ne s’en remet pas à la seule science pour nous décrypter le sens profond du site. Le réalisateur ne manque pas d’ailleurs de relativiser sa portée en soulignant les piètres capacités de lanceur de javelot d’un spécialiste, le discours précieux de la conservatrice ou les dangers que représente pour l’écosystème local la centrale nucléaire de Cruas-Meysse toute proche.<br /> <br /> Ce beau documentaire nous invite à ressentir ce que les premiers vivants de notre espèce, les homos sapiens, ont pu éprouver et ont voulu exprimer. Mais cette quête semble veine car l'imaginaire de ces hommes préhistoriques nous apparait sans que nous puissions jamais répondre aux questions qu’elle appelle.<br /> <br /> C’est donc finalement à une sorte de rêverie chamanique que nous incite ce film, à un songe à travers les cavités, une espèce d’hymne à la création dont est singulièrement capable l’espèce humaine.<br /> <br /> <br /> La Grotte des rêves perdus<br /> Réalisé par Werner Herzog<br /> Avec Werner Herzog, Dominique Baffier, Jean Clottes<br /> Long-métrage français, américain, britannique, canadien, allemand<br /> Genre : Documentaire, Historique<br /> Durée : 01h30 min<br /> Année de production : 2010<br /> <br /> http://www.jeanboye.fr/index.php?option=com_zoo&view=category&Itemid=57
P
tu m'as fait pleurer mon fils...<br /> tu me manques...<br /> je t'aime
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